mercredi 30 mai 2018

Grenade à goûter et à voir

Étant la semaine dernière à Strasbourg, j'ai eu le plaisir de contempler plusieurs tableaux de mon cher Sébastien Stoskopff (voir les articles que je lui ai consacrés sur ce blog, libellé "Stoskopff" : http://cheminsantiques.blogspot.com/search/label/Stoskopff) au Musée de l'Œuvre Notre Dame. Parmi eux, celui-ci symbolisant les cinq sens :


Quelques heures plus tard, au Musée des Beaux Arts, j'ai découvert un tableau représentant le même motif, de son confrère Jacques Linard :


Les deux tableaux sont presque contemporains, celui de Stoskopff date de 1633 et celui de Linard de 1638. Soit ce dernier s'est inspiré du premier, soit ils s'inspirent tous deux d'un motif à la mode, car on y retrouve plusieurs éléments identiques : la partition, les cartes à jouer, la grenade... Mais chacun a son style bien reconnaissable. Stoskopff est dans la sobriété avec, comme dans nombre de ses tableaux, le vaste fond noir qui occupe plus de la moitié de la composition, avec le choix de représenter des cartes avec points plutôt qu'avec figure, et une gravure en noir et blanc plutôt qu'un tableau coloré ; Linard, lui, est dans la finesse des détails.

Ce que j'ai préféré dans leurs deux tableaux, c'est la grenade.

La grenade est un fruit fascinant aux symbolismes forts dans plusieurs civilisations. Amour, sexualité, fertilité, larmes, sang... Tout se mêle. Je vous conseille la lecture de l'article suivant qui fait le tour de plusieurs civilisations :

Dans ma mythologie personnelle, je retiens l'histoire étonnante de Perséphone, obligée de rester aux Enfers mariée à Hadès parce qu'elle a mangé de la nourriture de ce lieu ; en l'occurrence... un seul grain de grenade ! Je retiens aussi l'histoire émouvante de cette mère qui a reconnu son fils en goûtant d'un plat de grains de grenade confits ; je vous ai raconté cette histoire, venue des Mille et une nuits, dans un article d'il y a onze ans : 
Enfin, je vois dans chacun de ces grains sublimes d'un rouge translucide la "perle rouge" qui est le sujet principal et le titre du roman que je suis en train de finir d'écrire...

Quant à savoir quelle grenade est ma préférée, de celle de Stoskopff ou de celle de Linard, ce n'est pas évident.
Celle de Stoskopff est bien sûr la plus sublime, avec ses chairs parfaites et brillantes gonflées d'un sang rouge vif, et surtout avec l'unique grain tombé à côté, point rouge jouant avec les points noirs des trous de la flûte, unique perle rouge, attirant le regard du spectateur fasciné.
Mais celle de Linard est audacieuse. Son humanisation n'est pas corporelle, comme celle de Stoskopff, mais intellectuelle : elle se contemple en effet dans un miroir à sa taille évoquant les nombreux tableaux représentant une belle femme contemplant son reflet. Avec la même symbolique de vanité : la beauté de la jeune femme est éphémère, tout comme celle de la grenade, qui se craquèle déjà à sa maturité. Il y a aussi un jeu avec le motif du tableau, "les cinq sens". Chez Stoskopff une seule équation est possible, grenade = goût ; mais chez Linard, le goût peut être symbolisé par les autres fruits présents sur le tableau, et surtout la grenade elle-même peut symboliser à la fois le goût et la vue puisqu'elle se regarde dans le miroir.


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mercredi 9 mai 2018

Un cœur bien rempli




Cœur aux intentions, Musée Universitaire de Louvain-la-Neuve, Belgique.

Le cartel de cet objet multiple dit ceci : Cœur aux intentions : Près de 600 messages ont été rassemblés dans un cœur en laiton portant l'inscription « Hommage des Pèlerins du Nord et du Pas-de-Calais, 20 juin 1875 ». Haut-lieu de la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus, le couvent de la Visitation de Paray-le-Monial se voyait confier les intentions des fidèles y accomplissant le pèlerinage.
Le cœur en laiton n'apparaît pas dans la vitrine, mais un cœur en textile (qui devait être lui-même placé dans celui en laiton). Ce cœur en textile est éventré et l'on en voit sortir une petite partie des six cents messages évoqués dans le cartel. Messages terriblement émouvants sous leurs formes variées : pliés, découpés, scellés, vites griffonnés ou soigneusement tracés...
L'objet tel qu'il est exposé dans la vitrine porte aussi une forte charge symbolique dans la manière dont il se présente : le cœur a en effet été déchiré, éventré, pour en montrer le contenu ; mais symboliquement, il s'agit tout de même du cœur de Jésus ! D'autre part, les messages, qui étaient des messages intimes adressés par des hommes et des femmes à Dieu, se retrouvent pour certains d'entre eux étalés, visibles, lisibles par tout visiteur du Musée (et j'y contribue, je l'avoue, puisque j'ai pris cette photo et que je la publie sur internet, mais l'essentiel des écritures est flou et peu lisible). Bien que non croyante, je suis un peu troublée par cette double violation ; et pourtant on a vu bien pire dans les musées, quand on pense par exemple aux momies égyptiennes. Je crois que ce qui me trouble ici, c'est la date très proche de 1875. « Très proche ? » vous étonnez-vous en fronçant les sourcils. Cela fait plus de 140 ans ! Oui. C'est peut-être parce que je viens d'une famille où on aime se transmettre de génération en génération les anecdotes et les histoires de vie des ancêtres, ainsi que les objets qui leur ont appartenu, les lettres qu'ils ont écrites. J'ai donc l'habitude de lire des lignes de cette écriture du XIXe siècle en sachant parfaitement le nom, l'identité et le lien familial avec moi de celle ou de celui qui les a tracées. C'est pourquoi en contemplant les messages du cœur de Paray-le-Monial, avec évidemment une fascination de voyeuse, j'ai pensé aussi avec un peu de honte que je pourrais lire le message intime à Dieu d'une de mes arrière-grand-mères.


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mercredi 2 mai 2018

Une collection bien étiquetée (reliquaire du Musée de Louvain-la-Neuve)

Reliquaire du XIXe siècle, Musée Universitaire de Louvain-la-Neuve, Belgique. 
(Vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir ou la télécharger pour zoomer sur les détails)

Les reliquaires du Moyen Âge m'ont toujours fascinée par la sacralisation de quelque chose de physique, matériel, corporel, et aussi par la foi et la vénération accordées à des débris souvent informes, jaunâtres et minuscules. Mais avec ces reliquaires du XIXe siècle, on entre dans une autre dimension : tant de petits morceaux de corps de tant de saints (et je n'ai photographié qu'une face de l'objet), si soigneusement étiquetés et décorés ! Où sont la préciosité et la rareté initiale de la relique sacrée ? Quel sens peuvent encore avoir ces petits bouts de trucs ayant prétendument appartenu à un corps sacré ?
Cela dit, la perte du sens dans la quantité faisait déjà des ravages au Moyen Âge. J'ai récemment traduit, dans le cadre d'une formation au latin médiéval que je suis, un texte du XIIe siècle qui raconte comment un abbé de la région d'Arras, souhaitant donner du prestige à son abbaye nouvellement fondée, est allé quérir à Cologne, en Allemagne, les reliques de l'une des fameuses onze mille vierges martyres dont on venait juste de retrouver les restes dans cette ville. Quand il les a eues, une espèce de rage passionnelle l'a saisi et il a fait ou fait faire un deuxième, puis un troisième voyage à Cologne, pour récupérer à chaque fois de nouvelles reliques ! Quand il y en a onze mille, pourquoi se priver ?
Mais revenons à ce reliquaire du XIXe siècle. Ce n'est pas seulement la quantité, donc, qui est en jeu, mais cette façon de présenter les reliques avec cette application presque enfantine. Le recueil de reliques semble ravalé à ces collections de cartes illustrées thématiques que les enfants aiment collectionner ! J'imagine les discussions passionnées et puériles de ceux qui ont confectionné ces reliquaires : « J'ai un petit bout de saint Cervarius, personne ne le connaît, ça ne vaut pas grand chose ; mais par contre, j'ai un gros morceau de saint Cyprien : celui-là, je ne l'échange pas, il a beaucoup de valeur ! »

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